Le voyage en bus vers l’orphelinat.
Nous roulons deux à trois cent kilomètres le
long de la côte, pendant des heures. Nous quittons ensuite la
côte pour gagner vers l’est le massif montagneux. Les images de
ma jeunesse, les puissants rochers et les grandioses perspectives
de la Cordillère de Andes glissent
devant mes yeux. Nous parcourons ce paysage coloré et montons
jusqu’à une hauteur de 5000 mètres. C’est alors que le manque
d’oxygène se fait sentir et, par la force des choses, je dois
rester allongé pour le reste du voyage, et, hélas, les dernières
images que j’ai contemplées, furent réduites au ciel de l’autocar.
Mes pensées rôdent entre mes souvenirs et
entre ce qui m’attend. Il y q les informations dont j’ai déjà
parlé au sujet de Sentier Lumineux et les actions de terreur commises
par ce mouvement à Ayacucho. Comment des jeunes gens et des hommes
ont été forcés de faire un choix entre la vie et la mort : ou
bien collaborer avec les idées maoïstes ou bien mourir, abattus
par une balle. Dans les années qui suivirent la liquidation du
Sentier Lumineux furent exécutés sans autre forme de procès des
gens qu’on soupçonnait avoir sympathisé avec ce mouvement. On
connaît l’histoire de ce jeune homme, venu visiter sa mère par
surprise, un soir. Il fut fouillé par deux agents de police qui
trouvèrent sur lui des armes avec lesquelles il s’exerçait comme
hobby ainsi qu’une chaîne de fer avec deux menottes. En aucune
façon il n’était mêlé aux activités du mouvement terroriste qui
avait sévi auparavant. Il fut tout de même emmené au bureau de
police, où il fut torturé avec ses propres armes. Ce qui arriva
avec ce jeune homme, je ne le sais pas.
Après cette triste histoire, il est temps de
regarder avec espoir vers l’inconnu et la nouveauté. La réalité
de l’orphelinat qui devient de plus en plus proche.
Nous
arrivons à Ayacucho, la ville qui, entourée de des hautes montagnes,
semble un endroit protégé. L’apparence est trompeuse, nous apprend
l’histoire. Quand on entre dans la ville, l’impression qu’elle
donne est très positive. Je cherche les traces de la cruelle révolution,
mais je trouve peu de signes de la sombre histoire qui a frappé
la ville récemment. Les gens qui parcourent les rues sont bien
habillées et selon la mode actuelle et les maisons ne montrent
aucun signe de misère. Mais ceci n’est que l’apparence de la réalité
: cette région est l’une des plus pauvres du Pérou. Ici on préfère
l’apparence extérieure à la réalité intérieure. Les gens préfèrent
être bien habillés et épargner sur la nourriture…
En quittant Ayacucho, je remarque bien les
misérables petites maisons au flanc de la montagne qui entoure
la ville. Ce sont des barraques avec des portes misérables, les
pierres sont faites d’un mélange d’argile et d’herbes et ne sont
pas cuites. Nous parcourons le reste de la ‘route’ qui mène à
l’orphelinat dans une voiture tout-terrain.
Carlos, le frère d’Elva, nous conduit à grande
vitesse vers les hauteurs. Le ‘chemin’ n’est fait seulement de
rochers et de cailloux. Et des puits, il n’y a que des puits.
L’auto est secouée de droite à gauche. Au fur et à mesure que
nous montons l’abîme devient de plus en plus profond et effrayant.
Nous passons la déchirure de la vallée des morts, nommée ‘l’enfer’
que le Sentier Lumineux a survolé en jetant les gens de l’hélicoptère
dans le gouffre… Atroce!
Le crépuscule tombe. Après un virage de la
route, le chauffeur indique la colline où se trouve le refuge
que nos distinguons difficilement. Lorsque nous quittons la route
à droite et arrivons à l’orphelinat, je reconnais Père Thomas
qui est là à nous attendre avec le Père Joan. Après un long voyage
nous arrivons enfin à la maison.
Notre séjour à «El Refugio».
A
notre arrivée, nous faisons tout de suite connaissance avec les
enfants, qui jouent au football sur le terrain autour de la maison.
Ils arrivent en courant et nous donnent trois baisers. Plus tard,
j’apprends leurs noms. Les adultes qui résident à la maison viennent
aussi nous saluer. Rosa, la cuisinière, sa fille, Yarina et les
trois ouvriers Felix, Efraïn et Feliciano, appelé l’ingénieur.
Ces hommes travaillent sur le domaine. Puis Orlando (22 ans) vient
nous souhaiter
la bienvenue. Il termine sa dernière année d’enseignement secondaire
et lutte chaque jour contre les suites de sa tumeur au cerveau.
Nous avons revu Roza qui avait fait le voyage
en avion. A son arrivée, son fils, le Père Thomas, l’attendait
en compagnie des mères et des enfants qui chantaient.
Le jour suivant, le samedi, nous avons découvert
les environs. Père Joan nous conduit et nous montre l’église et
le puits d’eau. L’eau des montagnes environnantes y est amenée
par une conduite de 4 kilomètres de long. L’eau est utilisée pour
l’orphelinat et pour les champs. Un peu plus bas se trouvent les
petites étables des cochons d’Inde (les cochons d’Inde là-bas
ne sont pas des animaux qu’on cajole, mais ‘repas de fête’, un
peu comme les lapins chez nous) et la plantation de ‘tuna’. Ce
fruit doux et juteux sert à faire du vin apéritif et des friandises,
mais est aussi particulièrement agréable à consommer nature.
Calixto vient en courant à notre rencontre. Tout à coup, il met
sa petite main dans la mienne. Je le regarde, il ne dit rien,
mais son regard parle de lui-même. Un regard tendre et attendrissant
qui reste en moi. Plus tard, au cours de la promenade, je le prends
sur mon dos. Je sens son petit pantalon mais cela ne fait rien.
De nouveau je commence à souffrir du manque d’air. Le manque d’oxygène
me donne un sentiment de fatigue permanente. Le reste de la journée,
je me tiens tranquille, je jouis de l’immensité du paysage et
j’assiste à l’entrée de Yeni, une jeune fille de 18 ans dans l’Eglise
Orthodoxe.
Puis
vient le soir, qui est un moment d’intimité chaleureuse. L’organisation
de jeux et de puzzles est le couronnement de la journée à l’orphelinat.
Ces jours où des visiteurs belges arrivent sont spéciaux pour
les enfants, car ils auront certainement apporté de nouveaux jeux.
Les enfants rient beaucoup quand ils peuvent inscrire, à l’encre
bleue, sur le papier tous les noms des gens qui habitent l’orphelinat.
Le papier dessin de Belgique est aussi testé. Olmer dessine un
autobus dans un paysage de montagnes, avec uns rivière pleine
de poissons et un pin. Un petit travail d’art venant du cœur d’un
enfant péruvien et que j’ai emporté avec plaisir à la maison.
Le tracteur avec remorque et deux petites autos en plastique (que
sur la demande de Père Joan j’ai emmené du monastère dans mes
bagages) retiennent leur attention pendant des heures. En pensée,
ils s’imaginent rouler eux-mêmes dans les montagnes et vivres
des aventures invraisemblables. Je vois le «Bob» de ma jeunesse
revivre chez Olmer et Calixto qui improvisent eux-mêmes une histoire
de bande dessinée en langue espagnole. Des choses dédaignées chez
nous en occident font ici rêver les enfants du Sud.
Dimanche le 20 novembre. Liturgie. Un bus rempli
d’enfants arrive d’Ayacucho. Leur chant enthousiaste fait de la
liturgie une véritable fête. Le soleil étincelant, pénétrant par
la double porte ouverte, baigne l’église et en fait une fontaine
de lumière. Vraiment le jour du soleil. Après cette liturgie particulière,
tout un nombre de Péruviens viennent souhaiter, à leur manière
inimitable, la bienvenue aux visiteurs belges. Nous assistons
d’abord passivement à un spectacle de musique et de danse. Mais,
à la fin, nous sommes invités à participer à cette joyeuse fête.
Ces moments me font encore sourire et, quand j’y pense, c’est
avec beaucoup de reconnaissance.
Au cours des jours suivants, nous avons ajouté
l’utile à l’agréable. Daniel restaure, avec du matériel restant
et un peu de colle, les nombreuses chaises branlantes et les tables
démolies. Jacqueline et
Lisette échangent les petits pains, qui sont cuits d’une manière
traditionnelle dans les fours incas, par un pain belge, à la grande
satisfaction des habitants de la maison. Père Thomas nous réservait
une agréable surprise : il nous fit goûter de son pâté de maître,
à base de foie de lapin, et de sa liqueur-maison, couleur ambre
et douce, mais dont la nature des ingrédients, jusque maintenant,
ne nous a pas encore été livrée !!!
Ce fut certainement toute une tension pour
Lisette, car elle attendait impatiemment l’accouchement d’une
chèvre. A sa grande désillusion l’événement attendu ne s’est,
hélas, pas produit pendant notre séjour. Autre grave désillusion
pour Lisette qui est par excellence l’amie des bêtes (et à la
grande gaieté du Père Thomas) : impossible d’entrer en contact
amical avec le chien boxer, qui court en grognant et en menaçant
pendant deux jours derrière chaque étranger qui arrive à l’orphelinat.
Toute la semaine il a couru littéralement menaçant derrière Lisette.
Heureusement pour elle, cette ‘relation’ se dégela juste à temps…
Plusieurs fois nous avons quitté notre lieu
de séjour pour faire une promenade dans de décor unique des Andes.
Ainsi nous avons découvert, le long d’un ancien sentier inca,
une cascade impressionnante…
Le mercredi, une excursion d’un jour fut organisée
vers Quinua et Huari, où, respectivement, l’indépendance péruvienne
triompha du roi espagnol et où se trouvent des ruines témoignant
de l’existence d’une ville fortifiée, précolombienne qui doit
dater de la période précédent la période Inca.
Vendredi 25 novembre. Jour d’achats à Ayacucho.
Camillo me demande si je vais acheter une balle de foot à la ville.
Nous faisons des achats dans les petites boutiques du marché,
souvenirs pour les gens de notre pays. Père Thomas cherche des
petites statues de Noël en ‘terra-cotta’ pour décorer le crèche.
Angela, une amie d’Orlando, construit avec des boites de carton
une crèche et la recouvre de papier vert chiffonné. Une manière
bon marché de préparer la fête de Noël pour l’orphelinat. Jacqueline,
Lisette et Daniel font preuve de créativité en prévoyant un décor
de fête pour toute la pièce. Je remets à Camillo le ballon de
football qu’il désirait tant. Il en est fou et m’invite à participer
à un match avec ses frères. Une invitation que je décline prudemment,
car je sais que cette sorte d’activité en atmosphère raréfiée
ne me sera pas profitable.
Samedi 26 novembre. Nous sommes invités à Casaorcco
pour la fête du village. Une manifestation sur la place se termine
par le chant de l’hymne national et la montée du drapeau. Les
femmes et les enfants de ce village montagnard forment un cortège,
et Orlando lance de la tour de l’église des friandises pour les
enfants.
La fête se termine et nous retournons à la
maison, car là, nous attend un autre événement. Felix, collaborateur
de la première heure,
se marie aujourd’hui. Le mariage est béni par le Père Thomas et
Daniel et Roza sont les témoins. Le repas de fête et la danse
qui suivirent, furent, si l’on se réfère à nos normes occidentales,
très sobres, mais, néanmoins, particulièrement joyeux et agréables.
La fin s’annonce. Du voyage et aussi du reportage.
Le dimanche nous célébrons une fois encore la liturgie. Nous savons
que nous ne verrons plus les gens et nous leur disons adieu. Un
sentiment de regret m’envahit, mais aussi un sentiment de reconnaissance.
Et cela persiste, les derniers jours. Car je me sens si proche,
en écrivent ce reportage, de tous ces gens connus ou inconnus…
Et quand j’ai dit adieu à mes compagnons de voyage et aux gens
de là-bas, je n’ai pas ressenti de cassure. Les expériences que
nous avons vécues nous soudent les uns aux autres. Leur lutte
est devenue la mienne, leur joie aussi. Adieu est un mot difficile
à prononcer, mais, en réalité, nous restons unis. Malgré la grande
distance, il n’y a pas vraiment de séparation, mais une proximité
tangible. Car je sais maintenant quels efforts ces gens font pour
vivre dans la plus grande simplicité. Je comprends la reconnaissance
des enfants, qui, le matin, ont une heure de route à faire pour
se rendre à l’école, en escaladant les pentes rocailleuses de
la montagne, et, le midi, prennent le chemin de retour, tandis
que le soleil brûle, haut dans le ciel.
Mercredi 30 novembre. Tôt le matin nous quittons
l’orphelinat. Mais nous ne lui tournons pas le dos. Cela jamais
plus. Un peu plus tard nous quittons Ayacucho, et quelques garçons
nous attendent encore à l’aéroport. Je reconnais Yeni. Dans l’avion
nous rencontrons même le bourgmestre d’Ayacucho qui se rend également
à Lima. Le même jour, dans la soirée, nous nous envolons de Lima
pour traverser de nouveau le vaste océan. Dans l’avion m’attend
un océan de temps pour revivre toutes mes expériences et me préparer
à l’atterrissage à Zaventem où mes parents, quelques paroissiens
et quelques connaissances m’attendent.
Chaque adieu est suivi d’un retour et je suis
heureux de retrouver mes parents et les gens du monde où je vis.
Je reviens à la maison. Mais en pensée, je fais déjà des plans
pour retrouver les paysages péruviens et la maison sur la hauteur
solitaire. L’air raréfié et le manque d’oxygène me demandent beaucoup
d’efforts et je prévois bien des difficultés. Mais je verrai bien…
Bert Forrez
Dimanche des Rameaux 2006
|
Archimandriet Thomas,
Rousdammestraat 1,
B 8600 Pervijze
Telefax: 00 32 51 55 54 95
Email: monastery@orthodox.be |